Avec l'accord de ses signataires, nous publions ici ce texte qui a paru dans LIBERATION le 14 juin 2021 en page Idées. Nous ne pouvons qu'encourager à le lire et à le diffuser. Rappelant que les départements ont en charge les collèges et "peuvent y organiser des activités éducatives, sportives et culturelles", et à partir d'un diagnostic limpide, les auteurs plaident pour un collège de la tête, du coeur et de la main.
Avec ses ateliers de la main, que seule la crise sanitaire a interrompus, la Manufacture des pays s'inscrit dans cette perspective et souscrit totalement à cet objectif.
Encore merci à Philippe Meirieu, qui est au nombre de nos inspirateurs, pour la transmission de ce texte.
Pour un collège de la tête, du cœur et de la main
par Laurence De Cock, historienne et enseignante, Marie Duru-Bellat, sociologue, professeure émérite à Sciences-Po, Camille Labro, présidente fondatrice de l'Ecole comestible, Léonore Moncond'huy, maire de Poitiers, Philippe Meirieu, pédagogue et François Thiollet, enseignant, conseiller municipal de Valencisse
Les départements, dont les Français vont élire les « conseils » dans quelques jours, exercent des responsabilités importantes sur les collèges : outre la construction et l’entretien des locaux, l’emploi des personnels techniques, ouvriers et de service ainsi que la restauration et la carte scolaire, ils peuvent, aux termes des lois de décentralisation, y « organiser des activités éducatives, sportives et culturelles ». Il ne semble pas, pour autant, que leur politique en ce domaine soit toujours très visible ni bien identifiée par les électeurs. C’est dommage ! Car, entre prolongement de l’école primaire et préparation au lycée, le collège peine à trouver sa place dans le système scolaire français et l’on n’en parle, bien souvent, que pour évoquer les questions d’incivilité ou de harcèlement, sans poser les problèmes en termes de prévention, de projet éducatif et de lien avec leur environnement. Or, si le collège correspond au temps décisif de l’adolescence, l’on traite trop souvent les collégiens soit comme des petits enfants, soit comme des jeunes adultes… alors qu’il faudrait prendre en compte l’adolescence comme le temps privilégié de la socialisation secondaire : le moment où l’élève se construit un tissu de relations à l’extérieur de la famille et où il choisit les domaines dans lesquels il va s’investir. C’est un moment fondé sur l’exploration, la découverte et l’expérimentation au cours duquel il est essentiel de proposer un modèle alternatif à la transgression consumériste (addiction, assujettissement à un leader ou à des marques, etc.), un modèle associant, comme le proposait le pédagogue Pestalozzi, « la tête, le cœur et la main ».
D’autant plus qu’à l’heure du changement climatique et au moment où les crises sanitaire, sociale et démocratique nous frappent de plein fouet, on prend aujourd’hui conscience de l’importance de former ceux et celles qui entrent dans le monde à la conscience de la fragilité qui nous caractérise et de la solidarité qui nous lie. Il faut, pour cela, que les adolescents au collège puissent faire l’expérience d’engagements structurants, qu’ils découvrent l’importance de tisser des relations de proximité avec les personnes qui les entourent et les espaces naturels qui les accueillent. Il faut qu’ils découvrent ensemble l’importance du « faire », quand la résistance des objets à leurs velléités de toute-puissance leur enseigne, tout à la fois, la modestie et la rigueur, l’exigence de la précision et de la recherche de la vérité. Rencontrer l’autre et dialoguer avec lui, bricoler, cuisiner, travailler la terre, le bois et le fer, utiliser un outil ou un instrument de musique, tout cela s’apprend et tout cela apprend : c’est aussi là, dans ces confrontations concrètes, qu’on découvre ce qu’est « savoir » et qu’on mesure ce que cela implique d’efforts et de renoncements, mais aussi de joies et de perspectives d’avenir.
À la fin du collège, un jeune sur trois ne va pas en lycée d’enseignement général, et les inégalités sociales apparaissent dans les choix d’orientations : alors que les enfants d’ouvriers, retraités ou inactifs représentent un tiers des élèves du secondaire, ils sont plus d’un sur deux dans les lycées professionnels. Ces inégalités sont beaucoup plus marquées en France que dans d’autres pays d’Europe et, si quelques progrès dans l’accompagnement des élèves ont été faits, la voie générale reste la voie de l’excellence pour beaucoup, et la voie professionnelle, malgré tous les discours, demeure bien trop souvent une voie de relégation.
Pour changer cela, et à la différence de ceux qui proposent une orientation plus précoce, nous militons pour que tous les élèves découvrent au collège la diversité et la richesse des « savoirs pratiques ». Il ne faut plus que l’orientation se fasse exclusivement sur l’échec dans les disciplines « nobles » : il faut que tous et toutes puisse découvrir la multiplicité des voies qui s’offrent à eux. Comment choisir un métier agricole, artisanal, industriel, ou s’engager dans un cursus de « soins à la personne », si l’on n’a pas de parents dans ces branches et qu’on n’en a qu’une connaissance abstraite à travers quelques « fiches métiers » ? Pourquoi et comment fabriquer du pain, une chaise, rencontrer des anciens, cultiver des légumes, soigner des animaux, s’engager dans un travail coopératif, veiller à ne pas gaspiller l’énergie, si tout cela n’a été que vaguement survolé dans quelques « leçons » ? Il existe, certes, déjà des initiatives dans ce domaine, des ateliers scientifiques ou de création, des sorties à la rencontre de la nature, de sites patrimoniaux, d’artisans ou d’entreprises. Mais tous ces projets sont vécus comme des « suppléments d’âme », dépendent de moyens supplémentaires souvent limités et de la volonté des équipes, pour lesquelles ce travail n’est pas suffisamment reconnu. Les collèges devraient pouvoir banaliser, comme dans beaucoup de pays nordiques, deux demi-journées par semaine pour les travaux pour des travaux associant la tête et la main : menuiserie, mécanique, cuisine, couture, etc. En respectant l’autonomie pédagogique des établissements, les conseils départementaux peuvent soutenir massivement ces projets. Ils peuvent doter chaque établissement d’un potager, favoriser les échanges avec les agents techniques et de restauration. L’éducation artistique, la technologie, peuvent se penser sous forme de projet plutôt que d’heures hebdomadaires et faire appel, sous la responsabilité des enseignants, aux mouvements d’éducation populaire, artistes et artisans locaux. Pour commencer à construire ainsi, dès aujourd’hui, un collège de la tête, du cœur et de la main. Qui dira que ce n’est pas là un enjeu fondamental pour que nos adolescents découvrent qu’ils peuvent s’investir dans la construction d’un monde plus solidaire plutôt que dans la surenchère consommatoire ou la fuite dans des idéologies mortifères ? Et si l’on y pensait à l’occasion des élections départementales ?
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